Novembre/Décembre (2022)

Épître des mois de novembre et de décembre

La pauvre veuve et le juge injuste (Luc 18, versets 1 à 8) par Etienne Berthomier

Voici 2000 ans, environ, que Jésus a vécu, qu’il est mort et qu’il a été ressuscité. 2000 ans que des générations de chrétiens ont vécu, à la fois avec lui, dans sa présence, mais aussi en attendant que ses promesses se réalisent définitivement. 2000 ans d’attente… Et même avant Jésus, les Juifs étaient déjà dans l’attente. Ils attendaient, ils espéraient une manifestation de Dieu en leur faveur, une manifestation grandiose ! C’est donc dans ce contexte qu’on interrogeait souvent Jésus sur le Grand Jour attendu, sur la venue du Règne de Dieu. A ses yeux, ce bouleversement avait déjà commencé au milieu des siens… et il s’achèverait au Dernier Jour, au Jour de la Justice tant attendue… Luc reprend donc ces paroles de Jésus sur le Règne de Dieu, et les fait suivre de notre parabole, une parabole qui nous place à la fois devant l’injustice du monde, devant la prière insistante et devant l’invitation à une attente fidèle…

L’injustice d’abord.

D’un côté, il y a un homme, un juge, fort de son pouvoir. On vient le trouver pour régler des affaires qui empoisonnent la vie et pour obtenir un jugement favorable de sa part. On ne peut pas se passer de lui pour obtenir justice, et on ne peut pas non plus se passer de lui verser des pots-de-vin pour gagner sa faveur ! C’est la société qui est ainsi : la loi du plus fort reste la meilleure ! C’est bien cette morale collective qui pose problème ! Mais de plus, notre juge, ajoute la parabole, est un individu totalement insensible, qui n’a d’égard pour personne. Et on ajoute encore qu’il ne se soucie pas de Dieu, qu’il n’a donc que faire de ses exigences ou de ses menaces. Bref, un homme sur lequel rien n’a de prise : ni Dieu (il ne s’en soucie guère) ni les autres humains (il a le coeur fermé à leur égard). Séparé de Dieu et des autres, sa vie est tout le contraire de la Justice ! Face à ce juge… injuste, voici une pauvre femme, une veuve. Dans la Bible, la veuve est le symbole même de la fragilité sociale, de la dépendance à l’égard des autres, maintenant qu’elle ne dépend plus d’un mari. Elle est vraiment isolée, bien souvent à la merci de sa famille et de l’injustice des autres. Or voilà justement qu’un adversaire s’est dressé sur son chemin, déjà si pénible. Son seul recours est alors de demander au juge de lui rendre justice contre son adversaire. Mais pendant longtemps, nous dit le texte, celui-ci refusa (faute de pots-de-vin sûrement !) L’injustice est manifeste. La pauvre veuve est impuissante. Personne pour prendre soin d’elle, pour la défendre contre son adversaire, pour faire bouger le juge injuste. Elle est enfermée dans son malheur, comme bien des êtres humains de ce monde, écrasés sans défense, emmurés dans le silence, sans espoir ni personne pour les soutenir… Entre le juge égoïste et la pauvre veuve, il n’y a même pas de combat possible. Elle n’est qu’impuissance devant lui. Et pourtant, surprise, elle finit par obtenir gain de cause ! En effet si la malheureuse n’a que sa vie, l’égoïste, lui, n’aime pas être dérangé par la vie des autres. Moins bien armée que David face à Goliath, la pauvre veuve obtient malgré tout ce qu’elle voulait ! Comme quoi, la non-violence et la non-puissance ne sont pas toujours une impasse… (Gandhi et Luther King l’ont montré eux aussi bien plus tard…). On pourrait en fait dire que l’insistance de la veuve a été son arme, et que finalement la justice a pu se manifester. Mais la réalité est plus triste. C’est le juge, par égoïsme, pour être tranquille, pour qu’elle cesse de l’exaspérer, qui a fait ce qu’il fallait pour être débarrassé d’elle, en lui rendant le jugement qu’elle demandait. Il n’y a là malheureusement aucune trace de justice. Tout a dépendu jusqu’au bout de l’injustice du juge.

Avec Dieu, la raison de celui qui prie est toujours la meilleure !

Mais ce serait un peu triste si nous en restions là de ce texte. Le verset qui précède l’histoire l’affirme : Jésus leur dit cette parabole pour leur montrer qu’ils devaient toujours prier, sans jamais se décourager. On peut donc en déduire, qu’avec Dieu, ce n’est pas la raison du plus fort, mais la raison de celui qui prie qui est toujours la meilleure ! Devant Dieu et devant les hommes, l’Eglise n’a que la prière. Voilà une des choses qui ressort de ce texte de Luc. Il y a certes nos histoires individuelles, parfois entachées de malheurs et d’injustice, mais il y a aussi l’histoire de l’Eglise qui se joue ici. L’image de la pauvre veuve pourrait tout à fait se rapporter à l’Eglise. L’Eglise a longtemps été pauvre et impuissante. Petite minorité au sein du judaïsme à ses débuts, persécutée par le pouvoir romain ensuite, ce n’est que plus tard qu’elle a connu la puissance et ses excès… avant de retrouver aujourd’hui une cure forcée d’humilité ! L’Eglise, en tout cas, ne peut rien faire valoir devant Dieu pour obtenir de lui ce qu’elle voudrait. Les Réformateurs ont redécouvert que l’Eglise ne possédait aucun mérite et que son véritable trésor, comme le rappelait Luther, était le très saint Evangile de la grâce et de la gloire de Dieu. Devant les hommes non plus, l’Eglise n’a rien d’autre que la prière pour appeler au changement des coeurs. La contrainte, qui a pu être exercée parfois au nom de la « chrétienté », n’a rien à voir avec l’Evangile, avec la Bonne Nouvelle de la grâce de Dieu. La prière, au contraire, est la mise à nu de la réalité, sans autre force que celle de la vérité. Il nous est donc rappelé que nous sommes invités à toujours prier, sans nous lasser. Même si parfois nous avons l’impression qu’il ne nous reste plus rien dans ce monde, plus aucune part de justice, demeure néanmoins la réalité de la prière. Certains parlent même de la prière comme d’une arme, d’une puissance ; mais comme le dit, plus justement je pense, le théologien Michel Bouttier : « Je ne crois pas en la puissance de la prière. Je crois en la seule puissance de Dieu. C’est pourquoi je prie. » La prière, en effet, n’est pas une arme et ne nous appartient pas. La prière est le lien vivant entre Dieu et nous, le lien par lequel il accueille notre vie tout entière, et par lequel il l’apaise de sa présence. Se lasser de prier, ce ne serait donc pas se lasser d’un rite peu efficace. Se lasser de prier, ce serait se lasser de Dieu lui-même…

Où serait alors la foi ?

La veuve, en l’absence de justice, dans sa solitude, ne pouvait que crier, prier. L’Eglise, en l’absence d’un Christ bien visible, a parfois ce sentiment de solitude, comme la veuve. Mais le Christ n’a pas été retenu par la mort ; il est ressuscité, vivant avec nous, et avec lui vient la justice ! Si le juge injuste a finalement cédé à la veuve, à plus forte raison le Dieu juste se fera-t-il une joie d’exaucer la prière de son Eglise, pour qui le Christ a donné sa vie ! La force de cette assurance, de cette promesse, rayonne au coeur du texte : Dieu répondra à notre attente ! Prier, c’est assumer avec conviction et espérance cette attente de la justice ! Prier, c’est s’engager au service de cette justice, inaugurée par Jésus-Christ !

Attendons encore quelque chose de la part de Dieu ?

Mais voilà, même si la raison de celui qui prie est toujours la meilleure avec Dieu, est-ce que nous attendons encore quelque chose de la part de Dieu ?
Dans notre vie, il y a beaucoup d’attentes qui nous travaillent : petites attentes quotidiennes (dans les magasins, au téléphone, chez le médecin), attente plus douloureuse d’un emploi, d’une amitié, d’une présence à nos côtés, attentes plus générales encore de la justice, de l’espérance ou du bonheur…
Reste-t-il alors encore un peu de place pour attendre quelque chose de la part de Dieu, pour attendre le Seigneur lui-même ? Il y a 2000 ans environ, après l’échec de Jésus sur la Croix, puis sa résurrection et sa présence nouvelle auprès de ses disciples, ceux-ci ont attendu avec ferveur son retour glorieux.
Quand on relit les textes les plus anciens du Nouveau Testament, les lettres de Paul en particulier, on sent combien cette certitude était importante, essentielle même pour eux. On n’imaginait pas alors de mourir avant ce retour imminent. Mais voilà qu’une première génération est passée, et au moment d’écrire les évangiles, on souffrait déjà de ce « retard » du Seigneur. On commençait à croire que tout cela n’était peut-être qu’une illusion…

2000 ans plus tard, les incertitudes n’ont pas diminué, évidemment !

Le retour glorieux du Seigneur nous semble peut-être impossible, tout comme semblait impossible aux auditeurs de Jésus qu’une pauvre veuve sans appui puisse triompher d’un juge injuste ne se souciant pas de Dieu ni de personne… Nous connaissons maintenant la fin heureuse de la parabole, alors croirons-nous qu’elle peut aussi être la fin heureuse de notre Histoire ? C’est la promesse de Jésus, alors ferons-nous partie ce ceux qui l’attendent pour demain, après-demain ou plus tard encore ? Et surtout, ferons-nous partie de ceux qui l’attendent dès maintenant, en lui confiant leur vie, avec foi ? Oui, quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?

Amen

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