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Mars/Avril (2023)
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Épître des mois de mars et de avril
Quelle parole formidable, quelle affirmation grisante pour les chrétiens ! L’évangile de Matthieu n’y va pas par quatre chemins. Il fallait oser… Et vous, êtes-vous d’accord avec ces paroles ? Ou bien êtes-vous plutôt gênés par elles ? Il n’est pas évident d’être si sûr de soi… mais ce texte de la Bible affirme pourtant que les disciples de Jésus jouent un rôle essentiel dans le monde. Sel de la terre et lumière du monde, ce n’est pas rien ! Mais pas d’orgueil cependant, car à la fin c’est à Dieu que l’on rend la gloire, lui qui est à l’œuvre à travers les chrétiens, quand ils se laissent inspirer par lui.
Le sel, d’abord, donne du goût. C’est un aliment qui a de la saveur. On le remarque nettement dans un plat, où il met en valeur l’ensemble. C’est la même chose pour les chrétiens : leur présence dans le monde peut donner à celui-ci une saveur particulière, un goût de vie et d’espérance. Face à la triste uniformisation du monde, les chrétiens peuvent mettre leur grain de sel, fait d’espérance et de grâce, de confiance dans le Royaume de Dieu. Ce sel-là, il est comme concentré dans les paroles qui précèdent notre texte, les paroles des Béatitudes, invitant au bonheur de la simplicité, de la lutte contre le Mal, de la douceur, de la justice, de la miséricorde, de la pureté, de la paix, du témoignage… En vivant ces réalités-là en communion avec le Christ, les chrétiens apportent en toutes choses une saveur nouvelle. Cette saveur n’est pas faite de valeurs intangibles, mais d’une manière de vivre ayant le goût et donnant le goût de la présence de Dieu. Le sel, ensuite, préserve. À l’époque biblique, seul le sel permettait la conservation des aliments. Il était synonyme de préservation. On l’associait symboliquement à la durée et à la fidélité. Ainsi, dans le livre du Lévitique, on peut lire, à propos des offrandes rituelles faites à Dieu, tu mettras du sel sur toutes tes offrandes, tu ne laisseras pas ton offrande manquer du sel de l’alliance de ton Dieu… manière de signifier l’alliance durable entre Dieu et les humains. Les chrétiens à l’exemple des Juifs, rappellent donc au monde l’alliance proposée par Dieu, et en cela, ils sont bien sel de la terre, travaillant à la préservation d’un monde issu du projet de Dieu. Il s’y ajoute pour eux le rappel de ce qu’en Jésus-Christ, Dieu est venu au cœur de notre monde et a pleinement assumé notre humanité. Comme l’écrivait Jacques Ellul il y a un demi-siècle, le chrétien est, devant les hommes et dans la réalité spirituelle de notre monde, signe visible de l’alliance que Dieu a faite en Jésus-Christ avec ce monde.
En dissipant l’obscurité, la lumière permet de voir les choses telles qu’elles sont. Dans la Bible, on parle souvent de l’aveuglement spirituel, de cette tendance humaine à ne pas voir en face la réalité de Dieu. Pour Matthieu, à l’inverse, les disciples du Christ, par leur vie, peuvent réellement être la lumière révélatrice de la présence de Dieu au cœur du monde. La parole, mais aussi toute la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, ne sont pas des signes destinés à quelques rares privilégiés. Jésus n’a pas fondé une religion de mystères et d’initiation pour une élite. La seule présence dans le monde de ceux qui lui sont fidèles est un témoignage pour tous les humains de la lumière de Dieu le Père, ce Dieu dont Matthieu dit un peu plus loin qu’il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, c’est-à-dire sur chacun, chacune d’entre nous.
Une lumière à laquelle la vue s’accroche constitue bien sûr un point de repère pour se diriger. Le livre des Psaumes évoquait déjà ce rôle pour la parole de Dieu, lampe à mes pieds, lumière sur mon sentier. Mais l’évangile de Matthieu va plus loin. Ce n’est pas seulement la parole de Dieu qui joue ce rôle, mais bien les chrétiens eux-mêmes qui peuvent le faire ! Bien visibles, comme une ville sur une montagne, ils peuvent montrer le chemin de Dieu. Telle Jérusalem perchée sur la colline de Sion, ils indiquent la route que Dieu a prise jusqu’à nous et sur laquelle il nous attend, en nous appelant à œuvrer selon une meilleure justice. C’est ce dont témoigne le texte suivant, qui pousse l’exigence de l’amour jusqu’à l’excès (tendre l’autre joue, par exemple), c’est-à-dire jusqu’à la surabondance et la grâce, qui sont en fait le cœur même de l’amour !
C’est là le dernier aspect qui nous importe ici. En dissipant l’obscurité et en guidant jusqu’à Dieu, les chrétiens peuvent être ainsi pour les autres une lumière qui rassure. Après la mort et la résurrection de Jésus-Christ, ils ont manifesté concrètement sa présence et sa bonté. Loin d’être abandonnés à eux-mêmes comme ils le croient parfois, les humains ont une espérance et un Père qui sait ce dont ils ont besoin… et les chrétiens peuvent le rappeler. Les chrétiens sont appelés à prendre soin des autres au nom de leur Père divin. C’est à cause de lui qu’ils peuvent se dire frères et sœurs de tous les humains. Cette idée nous semble évidente aujourd’hui, mais elle n’est pas née de la modernité occidentale rationnelle et individualiste. Elle vient de la Bible et, par Jésus-Christ et les premiers chrétiens, elle s’est pleinement manifestée pour le monde entier, dont nous sommes. C’est fort de la conviction qu’en Christ il n’y a plus ni Juif ni Grecs, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, comme l’écrivait Paul, que des chrétiens ont lutté pour la dignité des êtres humains, tous enfants d’un Dieu qui s’est lui-même fait humain : relativisation de l’esclavage au Ier siècle, protection des femmes par le mariage chrétien au Moyen Âge, défense de l’humanité des Indiens au XVIe, liberté de conscience au XVIIe, institution de la Croix rouge et des premières lois sociales au XIXe, lutte contre la ségrégation raciale et les totalitarismes au XXe… et l’on pourrait allonger cette liste si grande et pourtant ignorée ! Alors oui, les chrétiens ont assumé à maintes reprises leur vocation d’être sel de la terre et lumière du monde, en laissant Dieu agir à travers eux !
Mais peut-on s’en tenir à ce bel héritage historique ? L’histoire de l’Église et du monde depuis 20 siècles sont-ils en tous points conformes à ce que dit l’évangile de Matthieu ? Il y a des réserves, et plus que des réserves, à faire à ce sujet, à tel point qu’à côté de « gloire aux chrétiens ! » on devrait aussi dire « honte aux chrétiens ! »… « Honte aux chrétiens ! » en effet, car « sel de la terre », ils ont aussi gavé le monde entier du sel de leur idéologie ! Ils ont imposé un goût unique au monde, réduisant les autres cultures à la leur, occidentalisée. Et même en leur sein, ils ont combattu les pensées originales, et les penseurs, en les pourchassant pour hérésie. Et puis sel de la terre, sel qui conserve, ils l’ont bien été par le conservatisme foncier dont ils ont souvent fait preuve : rarement à la pointe des progrès politiques, trop souvent du côté des puissants, voire des dictateurs ! Et ce n’est pas tout. La dévalorisation de l’être humain a trop souvent aussi été le signe distinctif d’un certain christianisme. Depuis le mépris du corps jusqu’au contrôle de l’expression artistique, en passant par le pessimisme foncier sur l’homme et la prédication de la peur de l’enfer, ce sel est devenu pour beaucoup insupportable, sel de larmes plutôt que de la saveur de Dieu. Pas étonnant alors que nombreux soient ceux qui préfèrent aujourd’hui un régime sans ce sel là ! Quant à être la « lumière du monde », on reproche plutôt aux chrétiens leur obscurantisme ! La révélation, dont les chrétiens se réclament, reste aux yeux de beaucoup un aveuglement de la raison plutôt qu’une lueur d’espoir. La prétention des « Lumières » du XVIIIe siècle à éclairer enfin le monde, se pose nettement face de la prétention des disciples de Jésus à être lumière du monde… Une lumière pervertie, voilà ce qui reste du christianisme aux yeux de certains. Même le réconfort qu’il prétendait apporter est compris comme une médecine intéressée. C’est ce que disait le philosophe Nietzsche, reprochant au religieux d’apporter aux hommes la blessure de l’âme (peur du jugement de Dieu, par exemple), pour mieux se présenter ensuite à eux comme l’indispensable médecine !
Si les disciples de Jésus sont déclarés par lui être sel de la terre et lumière du monde, ils sont aussi mis en garde dans le même texte : si le sel devient fade il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé aux pieds. Nous étions donc prévenus depuis le début… La question n’est plus, dès lors, de retrouver une bonne image auprès des autres, mais de nous remettre au travail de témoins, en paroles et en actes, dans l’esprit des Béatitudes (simplicité, lutte contre le Mal, douceur, justice, bonté, pureté, paix, témoignage) ! Heureux ceux qui vivront et permettrons aux autres de vivre vraiment dans la grâce bienfaisante de Dieu ! Oui, Dieu agit vraiment dans ce monde, et son Église ne peut qu’y être visible, comme disait Bonhoeffer. Soyons Église visible dans ce monde, dans notre voisinage et notre cité. Vivons et partageons le sel de la terre et la lumière de l’amour de Dieu, avec tous, pour tous, et faisons-le avec confiance et humilité, car nous ne sommes pas des disciples-apprentis de Jésus-Christ que pour nous-mêmes, mais pour Dieu et pour notre prochain. Alors peut-être, les hommes glorifieront-ils notre Père qui est dans les cieux !
Amen